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ÎLES
Ferrailles rondes ∅ 30 cm. Acide, dissolvants, vernis, laque, acrylique...
L'essence de l'île déserte
est imaginaire et non réelle,
mythologique et non géographique.
Gilles Deleuze " L'île déserte " - Textes et entretiens, 1954-1974
Mon travail dessine les lignes fragiles d’un monde en perdition où l’industrialisation à outrance fragilise les équilibres du vivant et nous déshumanise. Nous sommes dans un cercle vicieux où nous errons en permanence avec une mémoire défaillante qui a négligé le merveilleux.
Les îles imaginaires sont ma représentation de ce que nous avons perdu et des risques que nous encourons dans notre folie technologique.
Elles racontent l’éternel recommencement de la vie d’un personnage qui erre sur les îles dans lesquelles il est projeté, tentant de se les approprier et de les comprendre. S’il a en mémoire des souvenirs furtifs d’une terre qu’il a habitée, il ne conserve pas la trace de la rupture ni la raison de celle-ci...
Son état sauvage, naturel, lui permet de percevoir les poumons primitifs de l’île qu’il occupe, d’avoir des rencontres insolites, merveilleuses, parfois tragiques mais le plus souvent incompréhensibles. Certaines des îles, par leurs textures et vestiges, semblent lui transmettre la vision d’un monde épuisé ou en devenir.
Gilles Deleuze parle de l’île déserte comme étant un lieu d’essence mythologique et non géographique. Lieu de perdition, de solitude mais aussi d’ultime enchantement, l’île déserte est soit un recommencement du monde soit un objet primitif, mythologique, où tout est possible... Ce personnage, en errance perpétuelle, pourrait être l’un ou l’une de nous, à jamais déterritorialisé, mais tentant éternellement d’être le héros d’un nouveau monde dont il ne parvient pas à saisir le sens.
ÎLE 1
L’île était verdoyante, joyeuse et j’y traçais des sentiers en chantant. Des oiseaux multicolores et silencieux, à l’écoute de mes chants, gravitaient tout autour de moi et les battements de leurs ailes étaient le seul son qui traversait l’air.
Ils se déplaçaient comme un banc de poissons et selon mes intonations changeaient de sens ou d’altitude. J’avais l’impression qu’ils dessinaient des formes parfois aléatoires mais quelques-unes d’entre elles suggéraient des figures. Ils étaient, semble-t-il, les seuls êtres vivants de l’île. Nous étions deux amoureux éperdus.
ÎLE 2
L’île me paraissait immensément étendue, mais de son plus haut niveau j’en percevais les limites. Une brume épaisse et sombre en recouvrait les bords et je m’y engouffrais parfois en espérant disparaître. J’en ressortais essoufflé et en sueur avec ce même horizon ironique qui m’observait. Ce cercle tournoyant me rendait immobile et des heures durant je scrutais l’océan à la recherche d’un bateau perdu. Une attente que je percevais, malgré tout, inutile et désespérante mais qu’un mince espoir m’obligeait à tenter. Ainsi, j’attendais, replié sur moi-même et empli de la mélancolie du monde qui m’avait abandonné. Le soir tombant, amer et abattu, je replongeais dans l’île, traversant son brouillard opaque et sinistre, laissant derrière moi les sirènes silencieuses.
ÎLE 3
Je faisais face à la statue, les mains sur les hanches je balançais la tête de droite à gauche en l’observant. C’était pour moi une manière de l’humaniser, lui suggérer des conseils muets. J’avais passé une partie de la journée à l’extraire des végétaux qui l’enserraient d’une étreinte protectrice et quand son visage apparut entièrement, je crus sentir un souffle de soulagement. C’est à cet instant que je reculai pour mieux l’apprécier. Elle faisait environ 3 mètres de hauteur et représentait une silhouette anthropomorphe qui tenait du singe, du lézard et de l’humain. Une bouche grande ouverte paraissait jeter un cri et les yeux plissés donnaient l’impression d’un avertissement. Deux grandes mains, les paumes tournées vers le ciel, attendaient une hypothétique offrande. Les jambes, épaisses et comme parsemées d’écailles, étaient pliées vers le sol. Je revenais souvent à sa rencontre, et, assis sur le sol, face à elle, j’y éparpillais mes différentes humeurs.
ÎLE 4
Je n’osais pas bouger. Caché dans une fissure de la roche j’observais les ombres qui se déplaçaient. La lune, frémissante entre les arbres, découpait des silhouettes fines et longues surmontées de plumages de diverses tailles. Elles marchaient courbées, le visage pointé vers le sol et murmuraient des sons plaintifs et stridents pour disparaître sous les frondaisons. Les animaux qui s’étaient tus reprirent prudemment leurs chants, couinements, grincements et hululements de toutes sortes. Je m’extirpai du rocher, tenté de suivre les traces de l’étrange procession mais dès mes premiers pas sur le sentier, le silence se fit à nouveau. Les animaux semblaient dans l’expectative et certains, volontairement visibles, se rapprochèrent de moi. J’y vis une forme d’avertissement ou plutôt le conseil avisé de ne pas aller plus loin. Je renonçai donc, laissant une nouvelle énigme nourrir mon quotidien.
ÎLE 5
Debout sur l’amas de rocher, que j’avais baptisé la montagne du monde car il surplombait l’île, je scrutais l’horizon circulaire. L’absence de toute chose vivante sur ce bleu immense me faisait pleurer. Je me tournais alors vers l’intérieur de l’île, humilié par cette faiblesse que l’océan avait encore surprise. En rage, je redescendais de la montagne du monde, jurant de conquérir de nouveaux territoires.
ÎLE 6
J’avais décidé d’arpenter l’île, d’en prendre la mesure, de me l’approprier, de l’étreindre en la comprenant géographiquement. J’étais, ce jour, empli de résolution, décidé à modeler mon propre avenir et empêcher toute contestation de ma suprématie. Sur son plus haut sommet, je la contemplais en poussant un chant de victoire. J’avais, à ce moment, les lectures de Burroughs qui me revenaient à l’esprit, j’étais le héros sauvage et ce monde était le mien, pour toujours !
ÎLE 7
C’était une pluie fine et glaçante. Recroquevillé sous mon abri de bois, je comptais les gouttes qui s’infiltraient entre les planches. Derrière ce rideau humide je percevais l’horizon flottant. J’épiais cette ligne mouvante, cherchant des indices de survie, de sauvetage. Durant ces journées de noyade, je n’étais plus qu’une ombre tremblante, régurgitant des puzzles de souvenirs et se parlant à elle-même. J’avais l’impression de vivre derrière une vitre qui me séparait du monde, une vitre ruisselante de fragments de ma vie passée.
ÎLE 8
J'étais au centre de l'île, dans le seul îlot de végétation existant quand je le surpris. L’animal me regardait, semblait me détailler ou prendre la mesure de ce qu’il fallait faire ou ne pas faire. Il était plutôt grand, se tenait sur ses deux pattes arrière mais je n’arrivais pas à savoir s’il était assis ou debout. Son visage était pointu avec 2 grandes oreilles couvertes de plumages rouges et jaunes. Tout en m’observant il dégustait un gros fruit dont il détachait méticuleusement la peau. Je ne savais que faire, il émanait de cet animal quelque chose de rassurant mais l’île ne l’était pas. Je restais donc immobile, frustré de mon incompétence à prendre une décision. C’était lui qui brisa cette attente en déposant la moitié du fruit non entamé sur le sol, délicatement, puis, se détournant de moi, il disparut dans les hautes fougères.
ÎLE 9
Je flottais sur l’eau, les bras en croix, le regard se mélangeant au ciel. C’était la première fois que je m’y risquais. L’océan accentuait ma solitude et je m’étais résolu à ne pas y sombrer. C’était donc une victoire contre moi-même et mes résolutions stupides. J’étais fier de mon triomphe et tout en tournoyant dans l’eau je blasphémais contre l’océan. Quand les ailerons noirs fendirent le bleu scintillant dans ma direction, je su s que mes invectives avaient été entendues et peu appréciées. L’eau frémissait autour de mon corps en raison de ma peur, j’étais maintenant un radeau perdu que des drapeaux noirs allaient aborder. Les deux monstres traçaient des cercles, en sens inverse, tout autour de moi. L’un d’eux s’approcha, sa gueule pointue me tapota la joue puis un œil noir et brillant comme de la laque me dévisagea. J’y voyais mon reflet de terreur mais aussi autre chose que je ne pouvais décrire. Quand ils disparurent, mon dos touchait le sable de la plage. Subrepticement, à mon insu, ils m’y avaient ramené.
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ÎLE 10
Quand j’ai trouvé l’anneau j’étais en bordure de la fin, comme si j’atteignais les extrémités de ce que je pouvais endurer. Je traçai mon dernier chemin sur l’île, comme un adieu, lui pardonnant tout. Je butai sur l’anneau de fer en proférant un cri de douleur, interprétant cet incident comme la dernière punition de l’île car je m’apprêtais à les quitter, elle et le reste. Mais ce fragment de fer ne pouvait être une simple sécrétion et j’étais en contemplation devant cet anneau surgissant du sol et rempli de promesses. Je l’ai choyé et cajolé en pleurant, m’y frottant la joue comme un amoureux, y insérant la main pour le porter tel un bijou et le premier jour de ma découverte je me suis assoupi à ses côtés sur un lit de feuillage. Je n’ai jamais pu me résoudre à l’extirper du sol, trop inquiet d’une possible déception, ainsi, je pouvais tout imaginer …
ÎLE 11
L’île était calcinée, ravagée par un feu ancestral qui l’avait mise à nu. Des cailloux noirs, à demi enfouis donnaient l’impression de vouloir s’extirper du sol pour respirer et des charpentes fossilisées d’arbres de toutes sortes s’entrelaçaient les unes aux autres. Pas un seul abri, et le peu d’ombre existante pour me protéger d’un soleil incandescent étaient les doubles maigres et obscurs des arbres dépouillés. Je contemplai ce désastre, ce paysage mortifère que toute vie avait abandonné, puis, m’allongeant sur ce sol douloureux, je me mis à chanter silencieusement des chansons joyeuses de mon enfance perdue.
ÎLE 12
Je dormais rarement profondément, la peur de m’enfouir dans le sol, de disparaître. Être à l’affût des bruits de l’île me donnait l’impression de la dominer, d’en être le maître. Ainsi je nommais chaque cri, modelant à ma mesure l’animal qui en était responsable en lui donnant un nom. … Toute cette faune imaginaire accompagnait mes nuits dans un inventaire délicieux.
ÎLE 13
L’île était recouverte d’une végétation sèche et brûlée. Seul un rocher pointu, dressé vers le ciel, déconcertant et énigmatique, en surgissait. Pas un caillou ne parsemait le paysage, pourtant il était là, arrogant de fierté. Il me donnait l’impression de vouloir me détailler quand je m’en approchais et dans le doute je restais à une distance respectueuse. Si je tentais d’avancer il pivotait sur lui-même en grinçant, comme s’il possédait un visage dont le regard ne voulait pas me quitter. J’étais donc l’intrus ou peut-être la curiosité du moment qui rompait sa solitude silencieuse. Je murmurais des mots doux et apaisants en tendant les mains, signifiant ainsi que je ne voulais que le caresser. Je mis plusieurs jours à l’apprivoiser mais l’étreinte qui en résulta valait largement cette attente et je l’entendis soupirer quand je le quittai pour m’endormir.
ÎLE 14
La grande statue en bois pointait son regard vers le ciel. Son visage semblait taillé à la hache, dur, froid, le front plissé…Le personnage était inquiet. Ce nouveau compagnon impassible irradiait quelque chose de dramatique et j’avais l’affreuse impression d’y être mêlé. Je pointais le doigt sur lui, l’informant des mille drames que j’avais déjà vécus et un de plus signerait ma fin. Ma colère devenait de la rage et je lui crachais mon venin y associant des cailloux bondissants pour lacérer son visage. Épuisé, haletant, enfin conscient de mon excès, courbé et soumis, je demandais son pardon.
ÎLE 15
L’idée de fuir me traversait souvent l’esprit et j’étais maintenant décidé. Un radeau de fortune construit avec les bois échoués serait mon salut. Ma construction terminée, je me tournai en levant le poing vers l’intérieur de l’île, et, chevauchant mon vaisseau comme un héros antique, je me jetai à la mer. En voyant l’île s’éloigner, l’intuition qu’elle me ferait payer mon geste de colère me tétanisa soudain. Cette pensée à peine ébauchée, une vague surgit pour m’emporter, me ramenant avec des bruits furieux sur le rivage où elle m’abandonna. Je l’entendis rire quand elle se retira.
ÎLE 16
Trois petits îlots ponctuaient le bleu de l’océan, à quelques kilomètres au nord-est de l’île. Chaque soir, j'y voyais un feu, sur l’un ou l’autre des trois et, à intervalles réguliers, le brasier devenait plus intense, crachant vers le ciel une myriade d’étincelles. Lors de ces furieuses fournaises, j’entendais parfois des cris, des hurlements qui craquelaient la nuit. Je n’osais imaginer ce qui pouvait brûler mais, contre mon gré, d’effroyables visions me traversaient l’esprit. Désarmé, conscient de mon impuissance, je fuyais au plus profond de l’île pour disparaître dans l’intérieur d’une cavité où aucun son ne pourrait me parvenir. Caché dans l’humidité froide, je tentais d’extirper les images de ces incendies, qui, inexorablement, revenaient à l’assaut.
ÎLE 17
L’océan était calme et placide, à l’image de la vie que je menais sur l’île. J’en arpentais les extrémités chaque jour et retrouvais mes empreintes de la veille que l’océan fainéant refusait de recouvrir. Ainsi, je semblais marcher sur mon propre corps. Inexorablement, l’idée que si je ne tentais rien j’aurais passé ma vie à tracer un chemin inutile, me traversait l’esprit. J’étais donc prêt à affronter l’océan tumultueux qui se cachait derrière cet horizon circulaire, certain de mon courage et de ma volonté de vaincre !
ÎLE 18
Inlassablement, un banc de poissons bleutés tournoyait autour de l’île et quand je grimpais sur l’un des sommets je voyais ce nuage mince et flou qui se pressait contre ses berges… Poissons se fuyant l’un après l’autre. Je n’avais aucune explication, j’observais ce spectacle lancinant et silencieux comme un tableau mouvant. Si je m’approchais d’eux en pénétrant dans l’eau, ils m’ignoraient, faisant un simple écart pour éviter mes jambes. J’avais donc l’impression de n’être qu’un écueil passager, que je leur importais peu et que seule leur ronde folle avait un sens…Toujours le même. Le plus souvent, dépité d’être si peu considéré, je m’asseyais dans le sable noir de l’île et tendais les poings vers eux, projetant des invectives inutiles.
ÎLE 19
L’île était cernée d’un contour teinté de rouille, comme si les polluants du monde extérieur s’agglutinaient pour lancer une invasion. Au-delà de ce magma orangé, l’océan était noir et parsemé de poussières. J’avais la forte intuition que la disparition programmée d’un monde dont il ne me restait que des effluves était en cours. Un silence tétanisant, écho annonciateur du drame qui se préparait lentement, submergeait l’île. Non loin de moi, le long de la corniche qui surplombait ce qui était autrefois une plage, des créatures en fourrures colorées, assises sur leurs membres arrière paraissaient commenter ce paysage funeste. Elles faisaient de grands gestes en s’interpellant du regard et de leurs pattes griffues pointaient tel ou tel endroit. Quand elles me virent, toutes me projetèrent un regard empli d’empathie et de tristesse. Je ne voyais aucun refuge où me cacher et pleurer de honte, sachant, sans trop savoir pourquoi, que j’avais dans ce désastre imminent une part de responsabilité.
ÎLE 20
Je baignai dans ce lac où j’avais pied jusqu’au torse. L’eau était immobile et d’un bleu lumineux. Des poissons argentés scintillaient tout autour de moi, sans aucune peur ou appréhension. Certains me frôlaient et des frissons me parcouraient le corps à chacun de leurs passages. Au loin j’apercevais le pourtour de l’île, sombre, mystérieux, inquiétant. Je ne pouvais me résoudre à l’ignorer, j'avançai donc vers elle, empli à la fois de doutes et d’espérances. Je ne pus aller bien loin, les poissons argentés se regroupant, compacts, denses, et les milliers de formes brillantes m’interdisant l’accès. Au fond de moi, je pressentais qu’ils voulaient me protéger et, après un dernier regard vers l’île, je fis demi-tour vers le centre du lac.
ÎLE 21
L’île était en lutte. Une plage immense semblait avoir abandonné les côtes pour irradier l’intérieur des terres et les submerger de sable. Des enclaves où se retranchaient une multitude d’espèces animales, paraissaient combattre cet implacable désert. Des petits oiseaux au long bec recourbé et aux couleurs chatoyantes faisaient des allers et retours entre ces îlots de verdure et la proximité du sable. En m’approchant silencieusement je vis que certains jetaient des graines et d’autres, voletant sur place en battant vivement des ailes, le bec et le gosier remplis d’eau, les arrosaient copieusement.
ÎLE 22
Je contemplais cette architecture étonnante que j’avais découverte au centre de l’île. Un petit fossé circulaire la délimitait. Une passerelle, encadrée par des traces de poteaux qui devaient autrefois supporter un auvent, s’ouvrait en V sur une structure en bois heptagonale. Aucune ouverture n’était visible, l’ensemble de l’heptagone était totalement hermétique. Alors pourquoi cette passerelle ? En la traversant, je sus que je pénétrais dans un lieu qui ne m’était pas autorisé et des effluves mystérieux, puissamment odorants, me firent rebrousser chemin.
ÎLE 23
J’étais assis au bord d’une nappe d’eau, une flaque translucide qu’un probable océan avait déposée là. Au loin, au centre de l’île, j’apercevais les contours d’un sable jaune qui paraissait protéger un espace verdoyant où résonnaient des cris d’oiseaux. Entre moi et ce paysage, une boue grise, en mouvement continuel, comme les plis d’un drap sous le vent, m’interdisait tout accès.
déposée
ÎLE 24
La couleur chatoyante de l’île était trompeuse. Les nuances de vert qui la parcouraient n’étaient que les vestiges de forêts et prairies luxuriantes. L’océan autour d’elle avait disparu, submergé par cette boue émeraude. Je marchais sur un sol humide, mousseux, craquelant parfois sous mes pas. Soupçonnant d’écraser d’autres restes d’une ancienne végétation, je tentais, vainement, de ne pas identifier ce que cela pouvait être. J’aurais voulu fuir…
ÎLE 25
J’étais sur la plus petite des deux îles et j’apercevais les contours en croissant de la seconde. J’entendais sur celle-ci des chants et de la musique, des sons de flûte, de tambours et d’autres instruments que je ne parvenais pas à identifier. C’était un rythme joyeux et endiablé. M’enfonçant dans l’eau jusqu’au torse je me mis à hurler et faire de grands gestes. Des silhouettes apparurent, lumineuses et dorées. Elles répondirent à mes signes et cris en les reproduisant à l’identique. Je ne sais s’ils se moquaient mais le doute s’insinuait en moi. Abattu, je retournai au cœur de l’île avec en écho les rires et les chants.
ÎLE 26
L’île était étrange, pernicieuse et j’avais la certitude qu’elle connaissait tous mes mouvements car le sol se déplaçait avec moi. J’étais au centre d’un œil me scrutant et se dilatant à chacun de mes pas. Je ne perçus pas une volonté de me nuire mais bien celle de me surveiller. Je fis donc comme si un ami se joignait à moi et, silencieux, écoutait mes plaintes. Ainsi, côte à côte, ou plutôt l’un sur l’autre, je vagabondais dans l’île, paraphrasant avec des gestes éloquents.
ÎLE 27
Une nappe noire, épaisse, obscure comme une nuit sans étoiles, recouvrait une grande partie de l’île. J’étais isolé sur les restes d’une végétation que je sentais lutter contre cette gangrène ténébreuse. C’est en suivant un fin chemin de verdure qui la traversait que je fis le constat de cette lutte inégale. L’île disparaissait, engloutie silencieusement par cette masse opaque. Les souvenirs fugaces d’une vie antérieure, d’un monde qui se désagrège et d’un vivant résigné, me traversèrent l’esprit. Je m’assis donc, dans une herbe encore grasse, entouré d’animaux de toute sorte, qui eux aussi, paraissaient attendre la fin.
ÎLE 28
Assoupi contre une roche de granit, scrutant des messages improbables dans le ciel troublé par de sombres nuages, je vis au dernier moment les oiseaux, tous perchés sur d’énigmatiques rochers soudés les uns aux autres et parfaitement ronds. Les volatiles étaient d’un bleu éclatant avec un bec recourbé vers le ciel et des yeux jaunes et lumineux me fixant avec dédain. Ils poussaient des cris aigus dans ma direction et j’avais la désagréable impression qu’ils se moquaient de moi, me considéraient comme un imposteur ou une anomalie. Inquiet, mal à l’aise, je quittai ce havre de paix, pour fuir vers le cœur de l’île.
ÎLE 29
L’île était un cercle, j’en avais longé tous les bords pour m’en persuader. Elle semblait posée sur un gouffre immobile et béant, prêt à l’absorber. Les journées passant, je sentais bien que cette masse noire la digérait subrepticement, avec délicatesse, ne désirant pas briser ce cercle parfait. Le sol se mouvait lentement et les quelques traces de ce qui fut un océan succombaient chaque jour un peu plus. Je savais que bientôt, moi aussi, n’ayant plus de terre ferme, je disparaîtrais à jamais.
ÎLE 30
J’étais assis avec tous ces hommes qui me regardaient en riant. Des plumes de toutes les couleurs les recouvraient entièrement, et seuls deux interstices sur leur visage laissaient entrevoir la bouche et les yeux. Ils faisaient circuler une longue pipe en bois et aspiraient goulûment l’embout puis recrachaient des nuages de fumée virevoltante qui dessinaient des formes géométriques dans l’air. Quand la pipe passa dans mes mains, je ne pus qu’aspirer moi aussi, encouragé joyeusement par chacun d’entre eux. Ce fut comme un éclair me traversant le cerveau et je me sentis sombrer dans une béatitude exquise. Une fois sorti de cet enivrement, tous avaient disparu.
ÎLE 31
L’île était recouverte d’un paysage rouillé et calciné. Je déambulais, hagard, au milieu de tous ces débris, cherchant vainement une trace de vie. Des ferrailles tordues s’extirpaient du sol et pointaient vers le ciel, et j’y percevais des cris de souffrance. De vagues souvenirs d’une industrie laborieuse mais florissante surgissaient dans ma mémoire, mais, comme les pièces d’un puzzle impossible à construire, je ne parvenais pas à les assembler. Ces ferrailles, restes déchus d’un monde que j’avais dû connaître, restaient donc un mystère.
ÎLE 32
J’étais dans une sorte de bulle d’une transparence opaque et j’apercevais dans une vision floutée une mer figée, grise, avec des traces d’écumes immobiles. J’avais l’impression qu’un vernis incolore s’était déposé et avait tétanisé tout mouvement. Je n’osais bouger mais j’entendais au loin le son déferlant d’un possible océan…
ÎLE 33
Une végétation luxuriante recouvrait l’île et un lagon de roman d’aventures en était le poumon. Adossé contre un arbre dont la cime courbée semblait s’abreuver en silence, j’observais la myriade de créatures qui s’agitaient autour de l’eau. Un quadrupède scintillant de plumes et de couleurs miroitantes me regardait en souriant. Je lui fis un signe de la main suivi d’un absurde « hello ». À l’instant même où le son sortit de mes lèvres, toutes les créatures se figèrent, tournèrent vers moi leurs gueules, becs, museaux, mufles, trompes, antennes et l’éclat d’un son de bienvenue me traversa le corps.
ÎLE 34
Un amas de rochers noirs surplombait l’île, et une étonnante forêt d’arbres bruns s’éparpillait tout autour d’elle. J’y entendais des cris d’animaux impossibles à identifier, qui résonnaient comme au fond d’une caverne et dans un écho retentissant. J’étais en lisière de cette forêt, dans une végétation joyeuse et luxuriante. J’hésitais à m’enfoncer plus loin, à grimper vers le sommet. Soudain, un animal quadrupède, à la fourrure jaune, imposant, tranquille, me dépassa sans un regard et, une fois à l’intérieur de ce bois opaque, il changea de couleur et vira au bleu sombre en scintillant. Je l’entendis pousser un cri strident, aigu. Je m’abstins donc de pénétrer plus loin, refusant le risque de changer de teinte pour devenir je ne sais quoi.
ÎLE 35
Un magma orangé, dans lequel subsistaient, par endroits, les ternes cadavres de végétation et de lagons agonisants, recouvrait l’île. Un nuage sombre et épais la survolait en suivant ses rebords. Quand il passa au-dessus de moi, il stationna quelques minutes et je fus convaincu qu’il m’observait, hésitant et perplexe devant cette créature bipède étrangère à ce lieu. Il dut me trouver insignifiant, sans intérêt, car il reprit sa course d’équilibriste en longeant les pourtours de l’île. Par jeu, je me mis à le poursuivre en tentant d’être toujours sous son ombre. Alors, l’espiègle nuage se divisait en de multiples morceaux qui échappaient à chaque fois à ma poursuite. Après quelques heures, haletant, j’abandonnai la lutte
ÎLE 36
C’était une terre rouge, et de curieux animaux y déambulaient paisiblement, comme si ce paysage avait toujours été le leur.
Un petit groupe de bestioles massives, aux longues cornes et pelage argenté, me dévisageait en mâchonnant de grasses tiges brunes. L’une d’elles s’approcha de moi, la gueule emplie de ces étranges herbes et les déposa à mes pieds. Je pris cela comme une offrande ou plutôt un accueil amical. Toutes les autres avaient interrompu leur repas pour m’observer et je compris donc que je me devais de participer à cette agape. C’était délicieux, amer et sucré à la fois. J’étais dans un étrange paradis.
ÎLE 37
J’avais construit une cabane sur un plateau où il subsistait encore une maigre végétation. De là, j’avais une vue sur un océan circulaire agonisant. Parfois l’idée de fuir, de plonger dans ce désastre me traversait l’esprit mais le manque de courage ou la résignation me faisait renoncer. Alors, je me repliais dans un recoin de mon abri, débordant de pensées sur cet exil sinistre et solitaire...
ÎLE 38
L’île était entourée d’un chaos indescriptible. Une lutte acharnée se déroulait entre les vestiges d’un océan et une masse noire et visqueuse. Cette laque sombre semblait prendre le dessus, absorbant l’océan dans de lents mouvements. Sur le plus haut sommet de l’île où je m’étais rendu, quelques créatures, toutes aussi désemparées que moi, assistaient à ce combat mortel. Certaines me fixaient en poussant des cris stridents, surtout de grands oiseaux bleus ornés d’une crête dorée. Ils tendaient leur cou dans ma direction puis pointaient leurs ailes sur le chaos ambiant. Je fus alors inondé de sons de toutes sortes surgissant de dizaines de bestioles. Je n’avais aucune réponse à leur apporter et je levai les bras dans un geste d’impuissance.
ÎLE 39
Je faisais le tour de l’île en nageant, longeant ses bords sans plages, sans accès et parfaitement lisses. J’avais essayé de grimper là où une forêt dense et murmurante permettait aux branches d’arbres cotonneux de lécher l’océan. Dès que je tentais de saisir l’une des ramures, celle-ci se redressait comme un fouet, relâchant dans l’air une multitude d’aigrettes transparentes qui se désagrégeaient en produisant des étincelles. J’étais épuisé et, comprenant que l’île refusait d’être abordée, je m’abandonnai donc, las et résigné. Les bras en croix, couché sur l’eau, je me laissai porter par les légers courants qui longeaient les côtes, le visage tourné vers le ciel, miroir de cet océan calme et placide. Que pouvais-je faire d’autre que d’attendre l’improbable…
ÎLE 40
L’île était recouverte d’une glace épaisse, j’y marchais lentement, prudemment. Aucun son ne fendait ce paysage blanc et cette immensité sans échos était plus froide que le sol lui-même. Au nord, une légère verdure semblait résister à cette glace qui, petit à petit, inondait l’île. En me rapprochant, je vis une myriade d’animaux, scintillants de mille couleurs, blottis les uns contre les autres. Ils me firent une place au milieu d’eux, en murmurant et une bestiole plus haute que moi, toute en fourrures et plumes, me tapota le dos amicalement. J’étais donc accepté dans une confrérie apaisante mais résignée... la glace dévorait leur monde et j’allais probablement disparaitre avec eux.